La question du travail apparaît centrale dans plusieurs luttes féministes historiques, que l’on pense à l’accès au travail pour les femmes, à la nécessité d’une reconnaissance sociale et financière du travail invisible, à la division sexuée du travail et des emplois du care, mal reconnus et mal payés, et à la place des femmes dans les métiers traditionnellement masculins. Souvent analysées en termes de rapports sociaux, n’oublions pas également les luttes pour une égalité salariale et pour de meilleures conditions de travail dans les emplois à prédominance féminine, les droits parentaux et la conciliation travail-famille.
Si des avancées sont observées dans plusieurs de ces luttes sur le plan social, d’autres, moins visibles, se déroulent encore dans les milieux de travail et exigent de s’y attarder. Cela est aussi vrai dans nos établissements d’enseignement supérieur. S’ils sont souvent perçus comme des milieux progressistes et favorables aux idées et aux idéaux qui soutiennent les mesures à l’égalité, pouvons-nous affirmer que nos milieux de travail sont 100% féministes? Comment le féminisme s’exerce-t-il concrètement dans notre environnement de travail?
Le quotidien au travail reflète-il les politiques?
La première question que l’on peut poser est celle-ci : est-ce que notre environnement de travail est réellement féministe au quotidien? Si les politiques adoptées peuvent s’appuyer sur des prises de position féministes, la réalité vécue dans l’environnement de travail proximal ne reflète pas toujours la position officielle adoptée. Les grands établissements, dont ceux de l’enseignement supérieur, sont particulièrement à risque d’observer un décalage entre ces politiques et les pratiques au travail, alors que cohabitent plusieurs environnements, équipes et sous-cultures professionnelles.
Ce regard critique sur nos milieux exige donc de séparer le discours officiel du vécu réel au travail et d’approfondir l’analyse de nos rapports. Par exemple, si tout le monde s’entend à ne plus banaliser les violences et le harcèlement sexuel – et que des lois encadrent les comportements délétères – nous ne pouvons pas crier victoire dans nos universités et nos collèges. Car oui, il peut être encore difficile de dénoncer les incivilités malgré tout le chemin parcouru au cours des dernières années, surtout si celles-ci s’inscrivent dans des rapports hiérarchiques. L’analyse des conséquences professionnelles à la dénonciation peut accroître la peur, tant pour les victimes que pour les témoins.
Si l’on regarde du côté des politiques sur la conciliation travail-famille, des constats similaires s’imposent. Par exemple, le télétravail et l’enseignement à distance n’ont pas mené à travailler moins, bien au contraire, en dépit des mesures de conciliation travail-famille. Sous tension pour adapter nos pratiques d’enseignement et répondre aux exigences accrues du travail, les journées devant l’ordinateur commencent souvent plus tôt, les lunchs du midi se prennent en réunion et les après-midis s’étirent aussi longtemps qu’il le faudra.
Ces conduites normalisées d’hypertravail dans nos milieux jouent contre le féminisme et contre notre capacité à maintenir un équilibre de vie et de soi. Je rejoins ici l’excellent argumentaire de Christy Ferguson, militante environnementale chez Greenpeace, et son plaidoyer pour « travailler moins pour construire un avenir féministe ». Puisque l’hypertravail prend souvent racine dans notre environnement, nos organisations vont alors à contresens de la direction qu’elle croit pourtant avoir prise. Cette perspective nous oblige à revoir notre idéal (toxique) de l’engagement professionnel mais, surtout, nous amène à interpeller nos organisations pour construire un nouveau paradigme en matière d’investissement au travail.
Le pouvoir de la parole… et de l’écoute
J’insisterai aussi dans ce texte sur la parole et l’écoute des femmes dans nos milieux de travail. Comme organisation et comme collègue, nous avons la responsabilité collective de soutenir la parité dans les prises de parole et de favoriser la diversité dans les structures dans lesquelles se prennent les décisions. Vient ainsi l’obligation d’aiguiser notre regard sur cet enjeu : soutenons-nous réellement la parole des femmes dans nos équipes, au quotidien ?
Nous avons aussi la responsabilité d’être à l’écoute des femmes susceptibles d’être aux prises avec la violence conjugale. Parce que le milieu de travail peut s’avérer un lieu de protection qui permet d’échapper temporairement à la surveillance d’un conjoint violent, nous devons renforcer notre réseau de soutien et de vigilance pour que puisse se déployer des filets de sécurité autour de ces femmes. J’en profite pour souligner l’incroyable travail des Sentinelles en milieu de travail et vous invite à consulter ce site de la Maison Simonne-Monet Chartrand pour savoir repérer les signes d’une collègue pouvant vivre de la violence conjugale ou familiale.
Dans cette optique, les organisations doivent continuer à en faire plus pour soutenir les femmes qui quittent leur conjoint violent, afin que celles-ci puissent bénéficier d’un réel filet de sécurité financier et psychologique lorsqu’elles sont confrontées à de telles transitions critiques et difficiles. Offrir un congé d’un minimum de dix journées payées lors d’une séparation en contexte de violence constitue, notamment, une voie à suivre.
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Être féministes au travail, c’est intervenir dans le quotidien du travail, questionner la réelle mise en œuvre des politiques, agir comme témoin actif et en soutien face à des comportements inacceptables et interpeller les actrices et acteurs responsables des structures organisationnelles pour dénoncer les situations de travail délétères. C’est aussi se questionner sur la manière dont nous partageons la parole, les pouvoirs et les responsabilités au sein de nos équipes de travail et, tout compte fait, user de notre pouvoir d’agir, chaque jour, pour influencer nos environnements professionnels vers une plus grande égalité.
Cet avenir que nous voulons est résolument toujours féministe.
Christine Gauthier
Vice-présidente de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec et responsable politique du comité femmes de la FNEEQ.