Voilà une annonce qui devrait nous rendre fiers de notre université. Or, un doute nous assaille : d’où ce classement provient-il? Nous apprenons qu’il est tiré du magazine économique américain bimensuel Forbes (voir aussi Le Soleil, 26 février 2016, en d’autres mots « le magazine des ultra-riches, pour les riches lambda », comme aime à le nommer la journaliste et libre penseuse Chantal Dupille.
Quelle crédibilité en effet accorder à une classification réalisée par une publication « qui se distingue des autres magazines par sa ligne éditoriale engagée dans la défense des valeurs capitalistes et par la publication régulière de classements des sociétés et des personnalités les plus riches ou les plus influentes? » (Le Figaro, 15 novembre 2013) Dans ce même article du journal Le Figaro, le journaliste Pierre-Yves Dugua nous rappelle aussi que le fondateur de Forbes « avait choisi l’étiquette “Capitalist Tool” (outil capitaliste) pour qualifier la publication », selon les dires de son fils Steve Forbes, son successeur depuis 1990.[1]
D’abord, on peut se questionner sur la légitimité à comparer une institution d’enseignement comme l’Université Laval à des entreprises comme BC Hydro, Vancity, ABB, Costco et Google, qui figurent parmi les dix premiers finalistes. Serait-elle devenue une entreprise comme les autres, c’est-à-dire obéissant aux mêmes règles de gouvernance que ces entreprises d’actionnaires cotées en bourse?
Ensuite, le choix d’un échantillon composé exclusivement de membres du personnel permanent ayant la sécurité d’emploi favorise une perception positive des entreprises. Il est certain que la perception de ces personnes doit être bien différente des quelques milliers de travailleurs contractuels qui œuvrent à l’Université Laval. S’il est donc difficile, en apparence, de contester un sondage d’opinion aussi unanime, il faut se rappeler que le marché du travail n’inclut pas seulement des travailleurs permanents bénéficiant de la sécurité d’emploi, et que la situation est donc beaucoup plus complexe, particulièrement dans notre institution.
On imagine que les critères retenus ont eu peu à voir avec la qualité des relations du travail. En effet, sur le terrain, on constate, jour après jour, que la philosophie des relations du travail du Vice rectorat aux ressources humaines de l’Université Laval est plutôt marquée par l’affrontement, par le conflit stérile et couteux, et par le non-respect quotidien de nos conventions collectives. Il suffit de compter le nombre de griefs que nous sommes obligés de déposer pour tenter de redresser cet état de fait. Le refus de la collaboration constructive et de la collégialité rend inefficace toutes les approches rationnelles basées sur la volonté de trouver des solutions à des problèmes de relations du travail qui, la plupart du temps, pourraient être réglés aisément et à moindre cout, tant humain que financier.
Puis, on peut s’interroger sur le contexte de situations d’emploi dans une université comme l’Université Laval : comment, en effet, est-on parvenu à de « si bonnes » conditions de travail? Force est de constater que les travailleurs ne le doivent qu’à eux-mêmes. À y regarder de près, on peut effectivement se poser la question : l’Université Laval, est-elle un bon employeur? C’est par les luttes syndicales, qui sont allées parfois jusqu’à la grève, que les différents corps d’emploi ont arraché de meilleures conditions de travail à une direction universitaire apparaissant peu soucieuse du bienêtre de ses salariés. Lorsque l’on constate, au sein du corps enseignant, l’augmentation du taux d’absentéisme pour cause d’épuisement professionnel, on se demande jusqu’où devra aller la demande d’efforts à consentir pour « sauver notre université ». Quand se rendra-t-on compte que ce sont des êtres humains, et non des ressources matérielles, qui font la richesse et l’efficacité de notre institution ? Au vu de cette situation, on peut douter de la générosité et des valeurs humanistes de ceux et celles qui s’occupent des ressources humaines dans notre université.
Aucun cadeau spontané n’a été offert aux travailleurs de l’Université Laval. Qu’ils soient permanents ou contractuels, l’amélioration de leurs conventions collectives a toujours été difficile, conflictuelle et sans aucune empathie de la part des responsables des ressources humaines, qui ont la charge de la qualité de l’environnement de travail de leurs salariés. Leur comportement contredit les valeurs de développement durable, de concertation et de collaboration préconisées par nos dirigeants dans les médias et lors d’instances comme le conseil d’administration ou le conseil universitaire. Dès lors, se réjouir d’un tel classement, dû principalement à la combattivité des salariés, ne semble-t-il pas quelque peu indécent de la part de la haute administration? Leur fierté à l’annonce de ce classement ne démontre-t-elle pas leur ignorance de ce qui se joue dans les relations du travail au quotidien? Le trop fréquent manque de reconnaissance, le mépris pour des employés qui effectuent pourtant leur travail avec passion et dévouement, l’incapacité de travailler dans un esprit de collégialité, l’une des valeurs fondamentales d’une université digne de ce nom, sont des réalités tangibles dans beaucoup d’unités d’embauche pour quiconque ne se cache pas derrière des lunettes roses.
Enfin, que dire de la situation actuelle créée par des compressions budgétaires imposées par le gouvernement Couillard et auxquelles nos dirigeants ont souscrit sans manifester beaucoup de résistance? La réalité, c’est que l’équilibre financier recherché par la direction a été obtenu au prix fort pour les employés, enseignants et chercheurs qui font vivre cette université, et ce au moment même où nos hauts dirigeants acceptaient volontiers des bonifications salariales d’après mandat. Cette situation a été vécue par toute la communauté universitaire comme une insulte à leurs efforts, à leurs sacrifices et à leur intelligence, surtout lorsque l’on tente de leur faire croire qu’en augmentant le salaire des dirigeants, on crée des économies!
La liste serait longue des mesures prises par nos dirigeants pour répondre aux exigences d’un gouvernement vendu aux projets de désinvestissement dans les services publics que se sont offerts collectivement les Québécois depuis les années 1960. Du côté de l’enseignement assumé par les contractuels, on constate que 391 charges de cours ont été perdues de la session d’automne 2014 à la session d’hiver 2016 lorsque l’on consulte la liste des activités d’enseignement. De plus, pour ceux et celles qui enseignent, le nombre d’étudiants par groupe classe a augmenté de manière exponentielle, à un tel point que plusieurs s’interrogent sur la qualité de l’enseignement et de l’encadrement offerts aux étudiants soumis à ce régime d’austérité. Le nombre de cours à distance a augmenté, et ce même pour des cohortes d’étudiants présents sur le campus. Que d’économies ainsi réalisées, qui viennent détruire le rapport humain essentiel que viennent chercher la plupart de nos jeunes étudiants inscrits dans notre université! Des programmes suspendus , une offre de cours qui diminue et qui ne permet plus à un nombre grandissant d’étudiants de finaliser leurs études dans les temps requis, ou encore qui les oblige à choisir des cours sans intérêt véritable pour leur formation. À cela s’ajoute, pour le personnel contractuel, un régime qui oblige des enseignants de certaines unités d’embauche à accepter un surplus de tâches sans qu’ils soient rémunérés à la hauteur du travail accompli, une situation qu’ils acceptent souvent par crainte de perdre leur emploi.
Que sont devenues les grandes valeurs de collégialité, d’humanisme, de quête de savoir reposant sur une véritable liberté intellectuelle, tant dans l’enseignement que dans la recherche?
OUI, les comptes de notre université sont équilibrés!
OUI, toute la communauté a fait son effort, certains plus que d’autres!
OUI, notre université gagne des galons dans sa gestion financière et la présentation de son budget!
Mais, ce faisant, n’est-elle pas en train de perdre son âme? Ne s’éloigne-t-elle pas de ses responsabilités sociales envers le peuple québécois qui la finance en grande partie?
La gestion de l’Université ne doit pas se faire au détriment de nos valeurs ni conduire à l’exploitation de notre force de travail et de nos facultés cognitives. Nous ne croyons pas que le modèle actuel de gouvernance soit le meilleur pour notre communauté. C’est pourquoi nous devons avoir le courage d’exiger des réinvestissements immédiats dans l’enseignement supérieur, en pesant de tout notre poids politique pour y arriver. Nous devons avoir le courage de croire à un développement durable démocratique et solidaire, et briser ce fonctionnement d’un autre temps, où la transparence et la liberté de parole ne sont pas au centre des décisions.
Nous sommes bien conscients des difficultés économiques qu’il a fallu traverser, mais nous croyons que nos dirigeants portent une partie de la responsabilité en ne voulant pas affronter les politiques néfastes du gouvernement actuel et en préférant adopter une attitude de bon élève faisant les devoirs imposés sans les remettre fondamentalement en question. Le manque de réaction des dirigeants des universités québécoises au nouveau budget Leitão est inquiétant et font dire aux membres de la TPU (Table des partenaires universitaires), au nom de la communauté universitaire québécoise : « Alors que tous les membres de la communauté universitaire ont accueilli avec déception le dernier budget Leitão, les chefs d’établissements sont les seuls de la communauté universitaire à s’en réjouir. De deux choses l’une, soit les recteurs ne comprennent rien aux affaires universitaires, soit ils trouvent leur compte dans la manière dont sont actuellement allouées les ressources aux universités, leur permettant de s’octroyer des salaires et des avantages exorbitants aux dépens du personnel et des étudiants. En gérant les universités comme des entreprises, les dirigeants ont relégué l’enseignement et la recherche au second plan. Comment en effet saluer le dépôt d’un budget qui pérennise les compressions récurrentes dont sont victimes les universités depuis quatre ans, suscitant la surcharge des personnes qui y travaillent et la détérioration des conditions d’études? L’investissement dans le béton et les partenariats forcés avec les entreprises sont plus susceptibles d’enrichir les amis du Parti libéral que d’améliorer la qualité de la vie universitaire. »
Considérant ce qui précède, peut-on vraiment se réjouir de la 10e place de l’Université Laval au palmarès de Forbes?
Puma Freytag,
Président
[1] Rappelons aussi que Steve Forbes fut candidat à l’investiture républicaine aux élections présidentielles américaines de 1996 et de 2000, et qu’il était un proche de la famille Bush. C’est un personnage très conservateur. Il est fermement opposé à l’avortement et en faveur de la récitation de la prière dans les écoles publiques. Demeuré président du conseil d’administration et rédacteur en chef de Forbes Media après son rachat par un consortium domicilié à Hong Kong (Integrated Whale Media), il a déclaré : « C’est une étape majeure pour l’histoire de notre famille. Mais notre nouvel actionnaire respecte nos valeurs et soutient notre mission historique de promotion de l’entrepreneuriat et du capitalisme de marché. » (Voir Julien Dupont-Calbo, Les Échos, 21 juillet 2014).